ATTENTION AU DEPART
Pour aller dans l’espace, pas question de tracer une ligne droite entre un point A et un point B : les astres bougent, s’attirent, gravitent dans des plans différents dont il faut s’extraire pour changer d’orbite. Toutes ces données doivent être maîtrisées pour définir le moment du départ qui permettra d’arriver de façon synchronisée avec sa cible. C’est le grand jeu de la mécanique spatiale !
Anticiper sa feuille de route
Dès la conception d’un satellite, les ingénieurs en mécanique spatiale commencent leurs calculs. Objectif : définir la meilleure route pour l’amener sur sa trajectoire, l’y maintenir le temps de sa mission et l’en sortir une fois celle-ci achevée, pour le détruire, pour le mettre sur une orbite garage ou pour le ramener sur Terre. Tout cela avec le moins possible de carburant. Car plus un engin emporte de carburant, plus il est lourd et plus il sera difficile à lancer.
Cela signifie qu’il faut déterminer la fenêtre de lancement, c’est-à-dire le moment du départ qui permettra à la sonde ou au satellite de rejoindre sa position finale à l‘endroit et au moment requis, avec la bonne vitesse et suffisamment d’énergie pour mener sa mission. Or, la taille de cette fenêtre dépend du parcours choisi en fonction de la destination finale du satellite, de sa masse, de son autonomie en carburant, de sa mission et de ses instruments.
Mettre un satellite en orbite terrestre est un peu moins complexe que de prévoir un rendez-vous avec un objet, c’est-à-dire le fait de rejoindre un astre, une station ou un véhicule spatial. Et atteindre la Station Spatiale Internationale (ISS), en orbite terrestre basse, à 400 km de a terre, reste plus simple que de s’arracher à l’attraction terrestre pour rejoindre une destination lointaine comme la planète Mars, qui suit sa propre course autour du Soleil.

Le bon plan
Quelle que soit la destination, la règle n°1 est de se placer dans le bon plan de façon à éviter les détours et donc d’économiser le carburant. C’est pour cela par exemple que le site de Kourou, en Guyane, est une base de départ de choix pour la mise en orbite des satellites géostationnaires autour de la Terre. Cette orbite est en effet très spécifique : située à 36 000 km de la Terre, elle fait que le satellite tourne à la même vitesse que la Terre. De plus, elle est dans le plan équatorial. Kourou étant situé sur l’équateur, le satellite lancé depuis cette base est donc déjà dans le bon plan dès son lancement. Et cela à tout moment.
Bonus non négligeable, la fusée y bénéficie de l’effet d’entraînement maximum grâce à la force centrifuge, créée par la rotation de la Terre sur elle-même !
Pour les autres orbites terrestres, inclinées par rapport à l’équateur, comme les orbites polaires ou celle de l’ISS, il faut attendre que l’orbite visée passe au-dessus de Kourou pour bénéficier du bon plan. Cela se produit deux fois par jour, dans des directions différentes, dont une passe au-dessus des habitations et n’est donc pas utilisable. Pour ces lancements, il faut bien régler sa montre, car la moindre seconde d’avance ou de retard signifie un écart de plan à rattraper et donc des kilos de carburant perdus !

Gare aux perturbations
Pour rejoindre des destinations plus lointaines, l’affaire se corse. Chaque corps exerce une attraction sur son voisin ou sur les objets qui passent à proximité. Aussi, les calculs de trajectoire doivent tenir compte de l’attraction exercée sur l’engin spatial par chaque corps, à commencer par celles de la Terre et du Soleil.
Autre contrainte : en orbite terrestre, comme au-delà, le choix de la date de départ doit garantir que les instruments du satellite soient éclairés comme il faut, quand il faut. Un satellite se dirige par rapport aux étoiles : lorsqu’il calcule sa position, il ne doit pas être aveuglé par la lumière de la Lune par exemple. À l’inverse, pas question de se retrouver à l’ombre lorsqu’il met en marche ses panneaux solaires pour démarrer ses fonctions vitales et alimenter ses instruments.


Rendez-vous en orbite, la clé pour décrocher la Lune
Le 21 juillet 1969, lorsque Neil Armstrong et Buzz Aldrin ont posé le pied sur la Lune, ils réussissent le premier rendez-vous en orbite. Une manœuvre inédite inventée pour que l’équipage puisse alunir en douceur. Au lieu de foncer droit sur l’objectif, les ingénieurs de la NASA ont imaginé un parcours par étapes avec un engin composé de trois modules (le module lunaire, le module de service et le module de commande) : une étape en orbite terrestre, suivie d’une injection vers la Lune, puis d’une insertion en orbite lunaire. De là, le module lunaire rejoint la Lune, puis il refait le trajet inverse pour un nouveau rendez-vous en orbite lunaire avec le module de commande stationné là avant de repartir vers la Terre.
Cette technique est depuis utilisée pour les missions d’exploration lointaine, en particulier vers Mars, et les missions de retour d’échantillons.
2020 : LA RUÉE VERS MARS
Le compte à rebours a commencé : plus qu’une dizaine de mois avant la prochaine fenêtre de lancement vers Mars, à l’été 2020. Pas question de la rater, car elle ne s’ouvre que tous les deux ans ! Mars et la Terre étant toutes deux en mouvement autour du Soleil, il s’agit de viser l’endroit de l’espace où se trouvera la planète rouge au moment de la rencontre… 6 à 12 mois après le lancement.
Un rendez-vous à ne pas manquer
Mars et la Terre tournent toutes les deux autour du Soleil mais la Terre met un an pour faire le tour du Soleil, quand Mars met un an et 9 mois. En plus, leurs orbites autour du Soleil ne sont pas circulaires ni sur le même plan et, de fait, la distance entre les deux planètes varie, de 56 millions de km à… 400 millions de km. Les deux planètes sont au plus près lorsqu’elles sont en opposition, c’est-à-dire quand la Terre se trouve entre le Soleil et Mars. Cela se produit tous les 780 jours environ, soit environ tous les 26 mois.
Une fusée très puissante pourrait faire le trajet en une cinquantaine de jours. Mais pour l’instant, cela demande trop de carburant. Aussi, les engins martiens empruntent une orbite de transfert : ils sont placés sur une orbite qui croisera la route de Mars. C’est une trajectoire elliptique dont l’une des extrémités touche la Terre et l’autre Mars. Elle est nommée orbite de Hohmann, du nom de son découvreur.

Tous les chemins mènent à Mars
Pour chaque fenêtre, deux routes sont possibles. Mais elles n’empruntent pas le même chemin, et le voyage ne dure pas le même temps. Il est possible de sortir du plan de la Terre pour rejoindre Mars, soit de manière courte, en revenant sur le chemin déjà parcouru par la Terre et l’on fait alors moins d’un demi-tour de Soleil, soit en partant dans le même sens que la Terre et en parcourant plus d’une moitié d’orbite autour du Soleil.
La durée du trajet varie alors entre un peu moins de 7 mois et un peu plus de 11 mois. La sonde Mars Global Surveyor, lancée le 7 novembre 1996, est ainsi arrivée en orbite martienne, 2 mois après la sonde Pathfinder qui avait décollé après elle, le 4 décembre 1996.
Le choix dépend de l’endroit visé et de la vitesse à laquelle on veut arriver à destination. En arrivant moins vite, on dépense moins de carburant pour freiner.

Pour planifier le vol retour, il faudra en plus tenir compte de la nature du vol : habité (avec des humains à bord) ou automatique. Le problème d’un vol habité, c’est la durée du séjour et du retour.
Il existe deux fenêtres de lancement : l’une 30 jours après l’arrivée, l’autre 500 jours plus tard. SI on rate la première, mieux vaut avoir prévu les provisions. En plus, le départ à 30 jours est particulièrement risqué : il passe par Vénus, ce qui allonge le trajet (environ 400 jours de voyage contre 210 pour l’option deux) et augmente les risques pour l’équipage qui sera soumis à des températures extrêmes.
Enfin, il faut réussir la rentrée atmosphérique sur Terre, ce qui implique là aussi de définir la date idéale pour une trajectoire parfaite, à la bonne vitesse.

https://www.youtube.com/watch?v=RNnJBKR9lqY : comme pour revenir de la Lune, revenir de Mars, implique un rendez-vous en orbite. Là, un véhicule de retour récupérera un équipage ou, dans un premier temps, des échantillons. © NASA/JPL-Caltech

Gare à l’atterrissage
Pour rejoindre une planète éloignée, une sonde doit gagner une vitesse importante. Avant de se mettre en orbite autour de la planète visée, l’engin doit donc ralentir. Pour cela, il rallume ses moteurs. Pour économiser son carburant, une sonde peut utiliser le frottement de l’atmosphère de la planète pour se ralentir, c’est l’aérofreinage. À chaque passage dans la couche supérieure de l’atmosphère, l’engin est ralenti et se rapproche de la planète. La trajectoire doit cependant être très précise. Une erreur de calcul et c’est le crash assuré !
LES TRUCS DES VIEUX ROUTIERS
Pour concilier la meilleure trajectoire, l’économie d’énergie et les objectifs scientifiques, les ingénieurs en mécanique spatiale savent tirer parti des contraintes de l’univers. Ils utilisent les mouvements et l‘attraction des planètes pour naviguer entre les plans, modifier la vitesse ou la trajectoire d’un engin…
Billard spatial
Certaines destinations très lointaines sont impossibles à atteindre directement depuis la Terre. Aucune fusée n’est assez puissante pour lancer un engin directement vers Jupiter par exemple. Il faut trouver un moyen d’accélérer la sonde qui ne nécessite pas trop de carburant. Les ingénieurs vont donc utiliser l’assistance gravitationnelle des autres planètes.
La sonde va s’approcher suffisamment près d’une planète pour que celle-ci commence à l’attirer, mais avec assez de vitesse pour pouvoir s’échapper de cette attraction. Au passage, l’effet d’attraction va modifier sa trajectoire et augmenter sa vitesse par rapport au Soleil, lui permettant ainsi d’aller plus loin (voir vidéo ci-dessous).
Pour bénéficier de cette assistance, appelée aussi effet de fronde, une sonde rallonge parfois considérablement son voyage. Mais elle rejoint sa destination en utilisant un minimum de carburant. Par exemple, la sonde JUICE qui doit être lancée en 2022 pour explorer les lunes de Jupiter s’aidera d’un passage à proximité de Venus et de trois passages dans l’attraction terrestre.

Profiter du voyage
Les détours ne servent pas uniquement à profiter de l’assistance gravitationnelle. Le calcul du trajet prend aussi en compte certaines opportunités. Par exemple, la possibilité d’étudier des astres ou de tester des instruments. Sur son chemin vers la comète Churyiumov-Guerasimenko (ou Churi de son petit nom), la sonde Rosetta avait par exemple pour mission secondaire de photographier les astéroïdes Šteins et Lutèce. Et un an après son départ vers l’astéroïde Ryugu, la sonde Hayabusa 2 a profité d’un passage au-dessus de la Terre pour tester une caméra.
Atteindre l’inconnu
Pour déterminer la fenêtre de lancement, la trajectoire de l’objet visé doit être bien connue. Heureusement, il est possible d’observer de nombreuses orbites depuis la Terre. Mais cette information ne suffit pas pour organiser un rendez-vous avec un objet jamais observé de près, comme un astéroïde sur lequel on souhaite se poser.
En effet, on peut déterminer la masse d’un objet d’après son orbite. Mais si l’on ne connaît pas sa forme, il est impossible de calculer sa densité et d’anticiper avec précision l’attraction de chaque partie du corps pour sélectionner l’endroit où se poser.
La trajectoire d’approche doit donc prévoir une longue phase d’observation pour recueillir ces données et affiner les calculs au fur et à mesure que l’on approche du but. La sonde Hayabusa 2 a ainsi suivi l’orbite de l’astéroïde Ruygu autour du Soleil pour avoir le temps de l’observer puis de s’en approcher ensuite un peu plus près


Laurence Lorda, Ingénieure en mécanique spatiale au CNES : “calculer le risque”
“ Mon métier consiste à calculer la trajectoire d’un engin spatial pour qu’il atteigne son orbite, l’y garder le temps voulu puis l’enlever. Bien sûr il faut avoir le goût des maths et de la physique, mais aussi de… l’aventure. Nous ne sommes jamais dans la routine. Nous sommes associés aux missions dès leur démarrage, car l’orbite se choisit très tôt. Nous devons donc nous intéresser aux besoins scientifiques, militaires parfois, aux caractéristiques techniques des engins, etc.
Pour préparer des missions interplanétaires complexes avec plusieurs rendez-vous et assistances gravitationnelles comme celle d’Hayabusa2, nous manipulons des ordres de grandeur très inhabituels. Nous refaisons de nombreuses fois les calculs, de différentes façons, et comparons nos résultats entre plusieurs équipes. Il faut être capable de remettre en question ses résultats. Il peut aussi être déstabilisant de travailler sur des corps inconnus, avec des scientifiques qui testent de nouveaux instruments et avec des gens de cultures très différentes. Mais les échanges humains, les efforts que chacun fait pour se comprendre et parvenir au but le compense largement : nous sommes tous au service de la science et c’est passionnant de contribuer à cette grande aventure de l’exploration de l’univers. ”